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Première vague

Est-ce qu’il y a quelques mois vous auriez pu croire devoir assister à des funérailles via Zoom ?
Est-ce que vous auriez pensé amener un proche aux urgences, devoir rester dans la voiture et qu’on vienne vous trouver une heure plus tard pour vous dire qu’on avait rien pu faire ?
Est-ce que vous auriez cru que c’était un privilège de vous laisser approcher son corps sans vie ?
Maintenant, toutes ces situations sont bien réelles.

Ce qui m’a le plus marqué durant cette première vague, je pense, c’est ce sixième sens relatif induit par la férocité du virus faisant qu’à chaque admission il me semblait évident si le patient allait vivre ou mourir. Cela n’avait jamais été aussi limpide, dès que je souhaitais prendre de leur nouvelle en espérant me donner tort, je lisais la dernière note écrite.
Au mieux, j’avais droit à un : « Positif au SARS-CoV2 »
Patiente suivante: « Retrouvée décédée dans sa chambre ce jour, famille contactée. »
Patient suivant: « Fils d’accord pour l’autopsie. »

Certains patients n’avaient même pas le temps de quitter le service d’urgences en vie. Je repense à ce monsieur, en grande forme pour son âge, aucun antécédent, proche d’être centenaire mais qui ne les atteindra pas car il respire à près de 40/min. Il entend parler de son statut et lance au personnel un regard de défi. Sans un mot, il montre le moniteur affichant ses constantes vitales l’air de dire :
« Eh! Je suis toujours en vie ! Je vais pas me laisser bouffer par cette merde, vous verrez ! ».
Et bordel qu’est-ce que je voudrais y croire autant que lui.

Puis il y a ceux qui sont jeunes mais malades présentant de multiples défaillances d’organes et dont la saturation en oxygène descend à chaque battement de cœur, j’ai tellement peur pour eux. Iels se présentent à l’hôpital en pensant qu’on va pouvoir les aider alors qu’on regarde le moniteur qui clignote et bipe de plus en plus bruyamment, on sait que ces patients n’ont droit à aucune visite, ont un « statut » depuis longtemps interdisant un passage par les soins intensifs, l’intubation et la réanimation.

Quand je sens qu’un patient va mourir, la seule chose qui me vient à l’esprit c’est de le rejoindre en chambre pour lui tenir la main. Mais qui veut mourir aux côtés d’un inconnu déguisé en un croisement entre un canard et un astronaute ? Puis il y a le manque de matériel, la culpabilité m’envahit déjà, j’essaye de limiter mes entrées en chambre pour préserver les gants, les combinaisons, etc. C’est certain que ce patient va mourir mais combien d’autres décéderont avant ? Qui aura droit à ma compagnie, aussi médiocre soit-elle ? Qui en a besoin ? Qui en a envie ?

Depuis le début, on reçoit énormément de patient-e-s provenant de maisons de repos par ambulance sans motif / explication, ce sont des patients trop confus pour nous expliquer pourquoi ils sont là. On se sait même pas si la confusion est aiguë ou chronique, c’est absurde.
Des sutures sont faites dans des conditions d’hygiène douteuses car la seule chose à laquelle on nous demande de penser c’est de trancher entre covid «+» et covid «».

Le téléphone sonne régulièrement « Je vous appelle pour savoir si j’ai le covid » en pleine nuit, 25 ans, pas d’antécédent. Autre appel, le patient est embêté, son employeur exige un certificat de non contagiosité pour pouvoir reprendre le travail, ça n’existe pas.
Certains se présentent aux urgences pour exiger un scanner ou un frottis alors qu’ils vont bien, allant jusqu’à appeler la police pour « non assistance à personne en danger » quand on leur refuse.

En dehors de patient-e-s touché-e-s par le virus, on reçoit (en moins grand nombre) les classiques: malades chroniques, hypocondriaques, psy, infarctus, tentatives de suicide et objets dans le rectum.

Parfois on retrouve un peu de légèreté en lisant un motif de consultation :
« S’est tapé le doigt avec un marteau ».
Seul antécédent : « Main versus tronçonneuse ».
Alors on sourit, un peu.

Au niveau du personnel, c’est très tendu. Une dame de l’entretien pleure dans le couloir, on lui a dit qu’elle « gâchait » des tenues d’isolement avec ses problèmes de peau. Certain-e-s se laissent bouffer par l’angoisse que génère les médias et les réseaux sociaux. D’autres sont en colère et se plaignent de devoir travailler dans des conditions inacceptables pour leur propre sécurité. On ne peut certes pas leur donner tort mais où vont-iels chercher cette énergie pour taper un scandale ? C’est tellement évident qu’on a rien, chaque semaine le matériel est moins sécure que celui de la précédente et pourtant bien mieux que celui de certains pays voisins. Bien sûr c’est inacceptable; mais je n’ai même pas la force de m’en étonner.

Les étudiants volontaires se battent également pour tenter de sauver leur mémoire, leur examens et leur diplôme sans aucune garantie de la part des facultés. Certain-e-s appellent au boycott quand d’autres viennent assurer les permanences avec des agrafes dans la tête et une suspicion de commotion cérébrale. Et progressivement, suite à l’absence de masque et les rassemblements quotidiens, tous ces étudiants présentent des symptômes.

La nuit, c’est plus calme. On se retrouve dans la cuisine à gratter le fond du frigo, on partage les vidéos de GuiHome sur le coronavirus, tout le monde rigole de bon cœur, enfin un peu de répit.
On se raconte nos vies, nos divorces, on s’échange les photos de nos enfants, et les anecdotes pour les placer durant la crise. Personne ne semble en vouloir parce qu’on est soignant. On se fait rêver mutuellement en racontant nos anciennes escapades et nos projets avortés, des vacances aux voyages humanitaires en passant par les maladies parasitaires, on ne voit pas les heures défiler.

De l’intérieur de l’hôpital, on n’entend pas d’applaudissement mais on apprécie tous les gestes. Tous ces restaurants qui nous ont livrés des plats délicieux avec des mots d’encouragements accrochés à chaque portion, vous nous avez réellement donné de la force.
Dans ce contexte, chaque boisson partagée, chaque conversation, chaque rencontre était belle et généreuse.

Une fois de plus, je quitte l’hôpital, j’ignore quel jour on est. Je rentre chez moi après une garde de nuit, fatigué mais heureux.
Aujourd’hui j’ai appris qu’on avait extubé un des nombreux médecins hospitalisés en soins intensifs.

L’espoir renaît.